«J’ai merdé», proclame Sam Bankman-Fried sur son fil Twitter le 10 novembre dernier. Le patron trentenaire ne commente pas alors sa dernière partie de jeu vidéo, mais la descente aux enfers de sa société FTX, deuxième plus grosse plateforme mondiale d’échange de cryptomonnaies. Un mois après la mise en faillite de son entreprise, il a été arrêté aux Bahamas ce lundi 12 décembre à la demande des autorités américaines. Le flegme de ce tweet est pour le moins irritant, alors que ses clients se précipitent pour retirer leurs avoirs, suite à des révélations dans la presse évoquant ses malversations. Et qu’il vient d’échouer à trouver les 8 milliards de dollars indispensables pour se renflouer. SBF, comme tout le monde l’appelle, se résoudra dès le lendemain à placer sa plateforme sous la protection de la loi américaine sur les faillites. Il n’aura donc fallu que quelques jours pour que FTX, encore valorisée à 32 milliards d’euros en janvier 2022, se retrouve à terre.
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Tout comme cet enfant chéri des cryptos capable, en pleine tourmente, de poster des messages complètement lunaires sur les réseaux sociaux, ou de fanfaronner auprès du «New York Times» que sa déroute ne l’empêchait pas de dormir. Pour «se détendre», il passerait des heures sur ses jeux vidéo. «Ça pourrait être pire», conclut-il, alors qu’il se retrouve dans le viseur de plusieurs enquêtes, dont une menée par le régulateur américain des marchés, la SEC (Securities and Exchange Commission). Une folle rumeur a couru un temps qu’il tentait de fuir avec ses comparses à Dubaï. Finalement, il est bien resté aux Bahamas, où il avait délocalisé FTX dès 2021. Et il est désormais surveillé étroitement par la police locale, tout en tenant secret l’endroit où il se terre, «pour des raisons de sécurité», a-t-il encore affirmé au «New York Times».
Non seulement Sam Bankman-Fried a dû céder sa place de P-DG, mais il a aussi perdu, en une nuit, une fortune estimée à plus de 16 milliards de dollars. «Ça craint, je suis vraiment désolé que les choses se terminent ainsi», a-t-il même déclaré, dans son style inimitable, aux salariés de sa société qui ne sont plus payés. Ce ne sont d’ailleurs pas ses seules victimes, car la déroute affecte potentiellement 1 million de clients, y compris en France. Comme Lionel (le prénom a été changé), 38 ans, qui a d’abord appelé au calme sur les groupes de discussion entre utilisateurs, dans les jours qui ont précédé la chute. «Je n’ai pas immédiatement pensé à retirer mes fonds, car j’étais loin d’imaginer que je serais dans l’impossibilité d’en disposer», nous confie-t-il.
Il se décide finalement à récupérer son argent lorsque le redressement judiciaire est annoncé. «C’était déjà trop tard. Je me suis retrouvé avec près de 8000 dollars bloqués», témoigne-t-il. Lui n’avait pas investi tout son capital dans FTX, mais certains de ses compatriotes y avaient placé 10000 dollars, d’autres 100000. Ils ont aujourd’hui tout perdu. Le montant global des dettes de FTX, encore inconnu, devrait être stratosphérique: d’après les premiers documents judiciaires, celles envers les 50 plus gros créanciers représentaient plus de 3 milliards de dollars.
Comment cette société au firmament a-t-elle pu s’écrouler si vite? Les soupçons se sont d’abord portés sur son rival Binance, le leader du marché. Il faut dire qu’entre son fondateur Changpeng Zhao et SBF, l’ambiance était à couteaux tirés. L’homme d’affaires sino-canadien a effectivement précipité la chute de FTX en récupérant ses dépôts sur la plateforme, à hauteur de 580 millions de dollars. Ce retrait a provoqué un mouvement de panique parmi les utilisateurs, avec 6 milliards de dollars de demandes de remboursement en seulement 72 heures.
Changpeng Zhao a ensuite étudié une proposition de rachat de FTX avant de se raviser. Mais les responsabilités réelles sont plutôt à chercher du côté de la personnalité, déroutante, de Sam Bankman-Fried. Son CV avait pourtant tout pour rassurer: il est né dans le comté de Santa Clara, en Californie, son père, Joseph Bankman, et sa mère, Barbara Fried, sont tous deux avocats et professeurs à l’université Stanford. Sam suit la voie royale en étudiant la physique et les mathématiques au MIT (Massachusetts Institute of Technology), dont il sort brillamment diplômé en 2014.
Comme son frère Gabriel, il travaille d’abord à Wall Street, où il intègre durant trois ans la société de trading Jane Street Capital. Puis il revient en Californie, où il crée à seulement 25 ans sa première société: le fonds spéculatif sur les cryptomonnaies Alameda Research. A ses côtés, son ami Nishad Singh, connu au lycée et qui sort de l’université de Berkeley, ainsi que Gary Wang, un ancien de Google et du MIT. Ils sont rejoints par d’anciens collègues de Jane Street, dont la tradeuse Caroline Ellison.
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L’équipe déménage là où les réglementations sont plus souples. Ce sera d’abord Hong Kong, puis le paradis fiscal des Bahamas. En 2019, elle y crée la plateforme FTX, qui permet d’acheter et de vendre des cryptoactifs. C’est une sorte d’intermédiaire, comme nous l’explique Julien Prat, chercheur au CNRS. «Les cryptomonnaies fonctionnent un peu comme un oignon. Au centre, vous avez un noyau décentralisé basé sur la blockchain et, autour, des couches centralisées comme FTX, qui permettent à tout le monde d’accéder à la crypto.» FTX éditait aussi son propre jeton, le FTT. Elle offrait enfin la possibilité de faire du trading, c’est-à-dire de spéculer sur des produits financiers.
Son slogan? «Créée par des traders, pour des traders». Elle conquiert sans peine des utilisateurs, attirés par son application facile à utiliser et une rapidité d’exécution hors pair. Lionel, notre adepte français, alterne alors ses investissements entre le leader du marché, Binance, et FTX. «FTX est devenue récemment la principale plateforme offrant la possibilité d’utiliser des produits dérivés, explique-t-il. On pouvait obtenir des rendements de 8% jusqu’à 10000 dollars et 5% au-delà. Pour des petits investisseurs qui voulaient diversifier leurs actifs, c’était plus intéressant, voire beaucoup plus simple qu’une assurance vie!» Le fait que son placement implique de signer un accord avec une entité située aux Bahamas ne le refroidit pas plus que cela. Car une autre partie de la société est enregistrée aux Etats-Unis, et une licence européenne a été obtenue auprès des autorités chypriotes.
Pourtant, dès les débuts d’Alameda Research, le comportement de Sam Bankman-Fried laisse présager de potentielles dérives. Abandonnant la maîtrise des risques apprise à Wall Street, il veut gagner beaucoup d’argent. Ce génie des maths semble grisé et aime que les choses aillent vite, d’après les témoignages des premiers salariés recueillis par «Forbes». Encore plus inquiétant, lui seul décide, et il contrôle tout: il ne partage ses informations qu’avec son cercle d’intimes déjà cités, à savoir Nishad Singh, Gary Wang et Caroline Ellison.
Ce quatuor vit avec six autres collaborateurs dans un penthouse de rêve niché à Albany, sur l’île de New Providence, dans l’archipel des Bahamas. Une sorte de fraternité étudiante, en plus luxueux et permissif. Ils passent des nuits blanches à carburer aux amphétamines et avec d’autres stimulants, comme l’attestent les messages de Caroline Ellison sur les réseaux sociaux. La jeune femme a aussi reconnu des relations polyamoureuses au sein de cette communauté décidément très soudée.
Cela n’empêche pas SBF de tenir un discours éthique, qui détonne dans ce milieu connu pour sa cupidité. C’est même, depuis son passage au MIT, un adepte de l’«effective altruism» (altruisme efficace), un courant de pensée influent dans la Silicon Valley, qui consiste à redistribuer la richesse individuelle pour faire le bien dans le monde. Mettant en application ce précepte, il avait lancé en février dernier le FTX Future Fund, un fonds philanthropique qui promettait de débourser 1 milliard de dollars.
Tout cela a contribué à lui donner une image de chevalier blanc de la crypto. Et ceux qu’il n’a pas séduits, il les a achetés. Sam se lance en effet à corps perdu dans le sponsoring sportif. FTX a ainsi signé un contrat à 135 millions de dollars avec l’équipe de basket de NBA des Miami Heat, pour renommer leur stade FTX Arena. Un étroit partenariat la liait également à l’équipe championne des Golden State Warriors tout comme à TSM, une écurie américaine d’e-sport (jeux vidéo de compétition).
Sam Bankman-Fried n’oublie pas les politiques, et aurait distribué 40 millions de dollars aux démocrates comme aux républicains. Mais, dans une interview audio accordée à la youtubeuse Tiffany Fong, il reconnaît que les sommes étaient versées au parti de Donald Trump sous le manteau – de peur que les journalistes l’apprennent et que cela n’écorne son image. L’objectif de SBF était bien évidemment de faire adopter une réglementation des cryptomonnaies favorable à ses intérêts. Il avait même endossé exceptionnellement un costume pour plaider sa cause à Washington. Le jeune patron semble, en outre, avoir eu un don pour séduire les investisseurs. En juillet 2021, il lève ainsi 900 millions de dollars, un record pour une plateforme, qui lui permettront de racheter à tour des bras d’autres sociétés de cryptomonnaies.
Parmi ses soutiens, Orlando Bravo, à la tête de la société de capital-investissement Thoma Bravo. Celui-ci s’était décidé tout simplement après un coup de fil de… Joseph Bankman, le père de Sam, et son ancien professeur à Stanford. La peur de passer à côté d’une pépite a fait le reste auprès des autres investisseurs, comme la société de capital-risque californienne Sequoia, Temasek (le fonds souverain de Singapour), SoftBank (la championne japonaise de la tech), ou encore une filiale de Samsung, géant coréen de l’électronique. Aucun de leurs représentants n’a pourtant obtenu le droit de siéger au conseil d’administration. Une opacité qui ne les a pas ébranlés.
Ce ne sont pas les seuls indices qui auraient dû inquiéter. «Le jeton de la plateforme, FTT, ressemblait à un point de fidélité: il donnait aux utilisateurs des réductions sur les frais de transaction», relève Claire Balva, experte en cryptomonnaies. «C’était un modèle économique un peu limité dans le sens où FTX avait pensé gagner de l’argent avec cette devise virtuelle. Ensuite, la détention de ce jeton était centralisée sur un nombre restreint d’adresses, appartenant notamment à FTX, ce qui aurait dû alerter», ajoute-t-elle.
Ce n’était malheureusement que la partie immergée de l’iceberg. Le très sérieux John J. Ray III, le liquidateur qui a remplacé SBF à la tête de l’entreprise, n’est toujours pas revenu de ce qu’il a découvert. «Jamais dans ma carrière je n’ai vu un échec aussi complet des contrôles internes de l’entreprise et une telle absence d’informations financières fiables», rapporte-t-il devant la justice du Delaware, dès le 17 novembre. Il n’y avait pas de registre établissant la valeur précise des actifs de FTX. Les pratiques étaient erratiques en matière de ressources humaines, rendant impossible de dresser la liste des salariés. Les informations sensibles étaient échangées de manière non sécurisée, la surveillance réglementaire était défectueuse, bref, la liste des irrégularités est longue.
Encore plus grave, le juriste relève «la concentration du contrôle entre les mains d’un très petit groupe d’individus inexpérimentés, peu avertis et potentiellement corrompus». Il dénonce enfin l’utilisation de logiciels pour «dissimuler l’utilisation abusive des fonds des clients». Des collaborateurs demandaient de l’argent sur un simple tchat, où les dépenses étaient approuvées à coup d’émojis personnalisés! Les fonds de FTX ont aussi servi à acquérir des maisons ou des biens personnels pour les employés, sans forcément formaliser ces achats par un prêt.
Mais la cerise sur le gâteau, c’est la collusion entre FTX et la première société de SBF, Alameda Research. Le site spécialisé CoinDesk a signalé dès le 2 novembre que Sam Bankman-Fried se servait de l’argent des clients de FTX pour alimenter Alameda Research. Au moins 10 milliards de dollars auraient ainsi été transférés illégalement. Des collaborateurs avaient même révélé à l’agence de presse Reuters qu’un système de «porte dérobée» permettait à SBF de piocher dans les caisses sans que personne s’en aperçoive.
Il empruntait aussi à Alameda Research pour alimenter d’autres entités ou ses propres comptes. Quant à la société d’analyse Argus, elle a repéré qu’Alameda achetait des cryptomonnaies juste avant qu’elles soient rendues disponibles sur FTX et prennent de la valeur. Alameda semble donc avoir été informée par la plateforme, alors même que les deux sociétés auraient dû rester à distance. Un beau délit d’initié en perspective.
La liste des malversations de Sam Bankman-Fried et de son équipe rapprochée n’est pas close. Mais elle mortifie déjà les acteurs du marché. «Cette affaire va rester comme un traumatisme énorme pour tout le secteur. Il y avait déjà eu des faillites de plateformes, mais jamais à ce niveau financier», constate Claire Balva, notre experte en cryptomonnaies. La déroute a fragilisé tout l’écosystème, et touché certains plus que d’autres. Aux Etats-Unis, le spécialiste des prêts BlockFi a déposé le bilan, la plateforme Gemini a gelé certains retraits. En France, l’intermédiaire Coinhouse, partenaire de Genesis, a dû suspendre les sorties sur son livret crypto, un produit d’épargne.
Face à ce désastre, c’est pour l’heure silence radio du côté des officiels. Jean-Noël Barrot, ministre délégué au Numérique, n’a pas répondu à nos sollicitations. Quant à l’Autorité des marchés financiers, elle a reconnu du bout des lèvres qu’elle avait envoyé des formulaires pour faire un état des lieux auprès des acteurs des cryptomonnaies enregistrés auprès d’elle. François Villeroy de Galhau, le gouverneur de la Banque de France, se montre plus loquace. «Nous devons réguler fortement et rapidement les cryptoactifs au niveau international: les derniers épisodes nous montrent que nous ne pouvons nous permettre un deuxième “hiver des cryptos”, qui ajouterait encore à l’incertitude et à l’instabilité financière», a-t-il déclaré, en faisant allusion à la faillite de FTX.
Le renforcement du cadre juridique, c’est justement ce que redoutent les acteurs français du marché. «Il n’y a pas besoin de réguler davantage en France et en Europe, mais d’uniformiser la réglementation qui n’en est pas au même stade d’avancement partout dans le monde», s’insurge Faustine Fleuret, la présidente de l’Adan, l’association des entreprises françaises du secteur. Pour elle, rien ne sert de serrer la vis en Europe parce que des intermédiaires comme FTX continuent de fonctionner comme en plein Far West. «Nous appelons plutôt à faire davantage respecter les règles qui existent déjà», souligne-t-elle.
De son côté, Lionel, avec d’autres administrateurs, fédère l’association FTX-Collectif Entraide français, dans laquelle se sont regroupés plus de 1700 investisseurs lésés. Ils ne sont pas près de récupérer leurs avoirs. «Le régulateur chypriote avait imposé un fonds de compensation pour les victimes, allant jusqu’à 20000 euros sous certaines conditions très strictes, nous indique Ronan Journoud, avocat spécialiste des cryptomonnaies. La question demeure toutefois de déterminer si les victimes françaises y sont éligibles.» Plusieurs options sont sur la table, comme une plainte au pénal en France, ou l’affiliation à une «class action» américaine. «Le remboursement des fonds sera long et malheureusement incertain », prévient l’avocat. Sam Bankman-Fried, lui, minimise ses responsabilités. Il risque pourtant plusieurs années de prison s’il est poursuivi. Espérons qu’il y disposera alors au moins d’une console de jeux.
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